lundi 27 janvier 2014

L’historien et le numérique : de l’appropriation à la nécessaire adaptation (billet final)

Bien que l’utilisation des outils numériques s’inscrive de plus en plus naturellement, presque de manière instinctive, dans l’élaboration et la construction de nos travaux, on oublie souvent de s’interroger sur ce que cette appropriation implique dans le cheminement même de notre réflexion. Surtout, et je parlerai ici en mon nom, une tendance au confort et à la paresse de l’acquis s’installant très vite, toute tentative de découverte de nouveaux outils se trouve peu à peu inhibée au point de ne finir par se contenter que de manipulations sommaires. 

Ce séminaire a eu le mérite de briser cette forme de nonchalance intellectuelle en forçant à considérer sous un angle réflexif des mutations auxquelles on ne prête presque plus attention tant elles sont ancrées dans notre quotidien. Evoluant sans cesse entre la pratique numérique en général et notre usage particulier, nos discussions ont permis d’en révéler les bouleversements méthodologiques concrets. Grâce à la recrudescence des données que l’on peut trouver sur Internet, les étapes de recherche, de collecte, de tri et d’exploitation de l’information historique ont considérablement été accélérées et enrichies. Le nouvel enjeu pour l’historien n’est pas tant de trouver des sources mais plutôt d’apprendre à les hiérarchiser dans le flux massif et continu auquel il se trouve confronté. 

La rapide évolution et la multiplication des outils mis à notre disposition obligent également à mener une veille scientifique permanente. Grâce au séminaire qui constitue une sorte de "veille scientifique accélérée", nous avons été amenés à tester l’usage de quelques outils dont certains sont devenus de véritables compagnons de route. Je pense en particulier au logiciel Diigo qui permet d’avoir une prise de notes efficace et ordonnée sur Internet. Un autre outil, découvert peu avant le séminaire, s’est avéré d’une aide assez inattendue. Il s’agit de l’application Evernote dont l’usage a priori assez basique repose sur une prise de notes hiérarchisée et synchronisée sur un serveur, de manière à conserver ses informations et les retrouver sur différents appareils. D’abord un peu dubitative, j’ai commencé à y ajouter les différentes prises de notes antérieures liées à ma thèse. Ce faisant, une thématique en appelant une autre, le regroupement de ces notes éparses m’a conduite à en rechercher et en retrouver certaines dont j’avais même oublié l’existence ! Ainsi, j’ai pu réaliser à quel point une simple application pouvait non seulement faire gagner un temps précieux mais en plus aider à avancer dans sa propre réflexion grâce au rapprochement facilité (notamment par le système des « étiquettes ») entre différents documents. Cet exemple montre à quel point Internet et certains outils numériques peuvent constituer des supports heuristiques susceptibles de faire avancer l’analyse historique vers d’autres directions que celles auxquelles on pouvait s’attendre. Mais ce ne sont là que des atouts minimes dans la palette de ce qu’il nous est permis d’entreprendre. 

Outre cet aspect méthodologique, l’une des facettes primordiales que l’historien tend de plus en plus à s’approprier est celle de la communication numérique. J’avais pu le constater avant même de suivre le séminaire à travers la création d’un blog destiné à servir de carnet de thèse pour communiquer sur mes recherches ou sur des thématiques qui leur sont liées. 
La première vertu de cet exercice est qu’elle force à mettre des mots sur des réflexions encore mal formulées, sa visibilité publique exigeant une certaine rigueur qui va au-delà d’une simple prise de notes ou d’un bref exposé de faits. 
Par ailleurs, les chercheurs travaillant sur l’histoire de Tianjin n’étant pas très nombreux en France, ce blog, dans sa conception même, représentait aussi l’occasion de faire connaître mes recherches et de pouvoir entrer en contact avec une communauté académique. Bien que soupçonnée, cette seconde vertu m’est apparue décuplée puisque j’ai eu la surprise de découvrir l’intérêt d’autres personnes et de voir que ce qui me paraissait un sujet susceptible d’attirer un nombre restreint de spécialistes pouvait au contraire susciter l’attention d’un public plus large (petits-enfants d'individus ayant vécu à Tianjin au temps des concessions étrangères, Alliance française de Tianjin, chercheurs intéressés par l’enseignement français en Chine etc.). Les contacts qui ont pu être établis via mon blog avec une partie d’entre eux ne se sont pas limités à une simple curiosité de leur part ou à des messages d’encouragement. Certains m’ont aidé dans mes recherches et continuent à le faire en me faisant découvrir des articles, sites ou ouvrages liés à Tianjin. Ainsi, cette expérience d’écriture numérique s’avère extrêmement fructueuse dans la mesure où elle constitue un moyen de tisser un véritable réseau qui, non restreint à un public d’universitaires, invite à se décentrer de son point de vue de spécialiste pour embrasser une vision plus large autour de ses thématiques de recherche. 

A cette somme d’atouts, j’opposerais tout de même un inconvénient de taille : le temps. Ce dernier étant particulièrement précieux dans la poursuite d’un doctorat, il est parfois difficile de concilier les recherches et analyses liées à sa thèse avec la rédaction de billets sur son blog. Ceci constitue à mon sens l’un des pièges du numérique auquel il faut prendre garde. Avec le foisonnement d’informations qui existe sur la toile, il me semble que l'historien doit faire attention à ne pas se noyer dans cet amoncellement tentateur. De même, le temps de veille et d'activités liées au numérique telles que l'écriture d'un blog ne doit pas non plus monopoliser celui qui devrait être consacré à la recherche purement historique. Il faut savoir trouver un juste équilibre, certes difficile à maintenir, entre ces deux pans complémentaires que l’on doit tenter d’articuler ensemble. Partir des nécessités de son étude pour y chercher une réponse à travers le numérique constitue une solution possible. 

Elle s’inscrit en tout cas comme l’un des autres enjeux majeurs de l’appropriation numérique en histoire. Au-delà de son aspect « utilitaire », cette dernière soulève en effet de nouvelles interrogations sur notre manière même de faire de la recherche. Parmi eux, la question du récit et de sa construction/déconstruction numérique, abordée et débattue durant ce séminaire, a particulièrement nourri ma réflexion en cours sur la construction d’un récit numérique visuel. Nous nous sommes notamment demandés jusqu'à quel point pouvait être déconstruit le récit historique traditionnel pour être remodelé autrement à travers le numérique. Ce questionnement s’est placé en écho direct avec la réalisation du projet que je tentais de mettre en forme autour d’un fonds visuel historique. 
Cette expérience a orienté ma réflexion vers deux aspects fondamentaux du travail historique : les sources et le lectorat visé. Le premier point, inhérent au travail de tout historien, se rapporte à l’utilisation, l’exploitation et la visualisation de la matière brute (textuelle, visuelle, audiovisuelle, sonore etc.) dont il dispose. Plus que jamais, les possibilités permises par le numérique amènent l’historien à remettre en question les fondements même de son métier, à savoir l’articulation de ses sources autour d’un récit historique, encore majoritairement textuel. Je reste pour ma part encore dubitative sur une disparition totale des mots dans le récit et les quelques tentatives ne donnant à voir que des éléments visuels n’ont à mon avis pas donné de résultats très probants. 
Pour le moment, je pense néanmoins qu’on pourrait concevoir un type de récit à deux entrées : l’un qui corresponde à la narration traditionnelle où le récit, bien que partant du visuel, occupe une place prédominante par rapport au visuel qui viendrait en support pour étayer le propos. L’autre, plus audacieuse et qui demande à mûrir, serait un parcours plus épuré où le lecteur serait plus libre dans un cheminement essentiellement constitué d’éléments visuels. Cela pourrait tout simplement l’amener à se poser des questions qu’il ne formulerait pas forcément s’il se contentait de suivre un chemin balisé et tracé d’avance. 
Je réfléchis à la manière de mettre en place ce double chemin à partir du fonds photographique et filmique que j’étudie. Se pose ensuite la question de l’adéquation entre les outils utilisés (en l’occurrence la plateforme Scalar) et ce que l’on veut construire. Pour contourner cette adaptation parfois difficile, un groupe de travail à l’IAO dont je fais partie tente justement de transposer ces différentes interrogations et attentes au sein d’une plateforme qui mettrait en forme, selon les exigences propres à l’historien, une ou des histoires visuelles alternatives. 
Le deuxième point guidant aussi cette reformulation du récit historique concerne le public escompté ou espéré. Relevant d’une discipline qui par essence est transversale à d’autres, il est évident que l’historien ne doit pas s’adresser uniquement à ses pairs. Le fait de vouloir toucher un large public n’est d’ailleurs pas incompatible avec le maintien d’une rigueur historique, critique et novatrice. On ne peut nier cependant que son lectorat, ou du moins la conception que l’on s’en fait, va aussi orienter l’élaboration et la présentation de notre récit. C’est pourquoi, les expériences d’une histoire purement « visuelle » se passant de tout texte doivent toujours viser la précision et la clarté du propos, ce dont manquent selon moi la plupart des tentatives faites jusqu’à présent dont le résultat est souvent confus et illisible pour un lecteur non initié. 

Ce type de projets reste bien entendu difficile à mettre en place dans la mesure où il touche à l’essence même des pratiques courantes de l’historien et les chamboule. Un essai ne peut certes pas donner un résultat concluant et universel pour toutes les spécialités de notre discipline. C’est par tâtonnements progressifs que la réflexion et la construction concrète de récits historiques alternatifs peuvent voir le jour. Ainsi, l’appropriation des possibilités offertes par le numérique devrait nécessairement être suivie d’une adaptation aux nécessités du chercheur. On peut certes parler des aspects théoriques ou heuristiques liés au numérique mais il me semble que l’enjeu actuel repose plutôt sur une mise en pratique par l’historien lui-même. Au cours de ce séminaire, nous avons précisément mis le doigt sur l’urgence à ce que le chercheur s’investisse davantage au sein de cet espace en passant d’une utilisation et d’une appropriation passives à une adaptation en fonction de ses propres exigences scientifiques. 

Par exemple, en explorant le site Do History, j’ai été séduite et inspirée par son initiative didactique, l’idée étant de mettre le lecteur dans le laboratoire de l’historien en lui donnant des éléments de compréhension nécessaires pour élaborer ses propres interprétations. Considérant un domaine qui m’est familier, celui de la sinologie et plus précisément de l’histoire de la Chine, la solitude du chercheur face à ces documents m’est apparue d’autant plus grande. Il serait tellement appréciable pour les jeunes chercheurs occidentaux de pouvoir bénéficier de l’expérience de leurs aînés pour apprendre à décrypter leurs sources chinoises. Dans cette optique, on pourrait très bien concevoir une plateforme interactive où des documents d’archives de tous types seraient mis en ligne, traduits et expliqués pour donner au lecteur les clés élémentaires d’une analyse historique, littéraire, philosophique etc. On pourrait imaginer un projet cumulatif, envisagé de manière collaborative, impliquant un partage des tâches selon les spécialistes. A terme, cela ne pourrait qu’enrichir la recherche des sinologues par des ajouts et des corrections au fur et à mesure des avancées de chacun. Le numérique aurait ainsi la vertu de réunir de multiples expériences éparses qui seraient autrement restées cloisonnées dans leur compartiment de spécialistes, chacune conservant jalousement son pan de connaissance. 

Pour conclure, je dirais que du haut de ma très courte expérience « numérique », j’ai le sentiment de me situer aujourd’hui dans un stade intermédiaire entre les phases d’appropriation et d’adaptation. J’en perçois les enjeux et les possibilités mais n’ai encore ni le temps ni les ressources nécessaires pour mettre en place un projet historique bâti à partir d’une utilisation et d’une réflexion adaptées à mes thématiques et à mes attentes de recherche. C’est en tout cas une voie que j’aimerais suivre après le doctorat et qui deviendra sans doute incontournable dans nos pratiques actuelles et futures d’historien. La question cruciale n’est finalement pas tant celle du numérique en lui-même mais plutôt celle de la reconnaissance de sa transversalité effective à toutes les disciplines et de l’urgence d’une incorporation appropriée aux nécessités et aux contraintes de chacune d’entre elles.

2 commentaires:

  1. La profondeur de l'expérience est moins importante que la netteté de la prise de conscience. À ce stade, je crois que l'essentiel est là. On a besoin de s'ancrer dans une pratique connue - celle de la recherche historique en tant que démarche intellectuelle et boîte à outils - pour pouvoir repousser les limites, innover.... Et répondre aux contraintes objectives (une thèse à écrire, un projet à finaliser). Il ne s'agit pas de verser dans l'utopie numérique
    , mais de s'aiguiser l'esprit en prenant à bras le corps, sans à priori, ce changement radical d'environnement, d'écosystème de la connaissance.

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